Contre-critique

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"Corpus delicti" de J. Zeh

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"Corpus delicti - Un procès" de Juli Zeh.

 

"Des émetteurs pointent leurs tours vers des nuages moelleux, dont les ventres ont depuis longtemps cessé d'être souillés par l'haleine fétide d'une civilisation qui crut jadis que le meilleur moyen de prouver sa présence sur cette planète était de rejeter d'énormes quantités de crasse dans l'atmosphère."

Ne vous fiez surtout pas à la couverture de ce roman, inappropriée, enfantine, superficielle et hors-sujet, car le récit est d'une richesse débordante et confondante, et se révèle bien plus sérieux que le coloris infâme ne le laissait à penser. Vous l'aurez compris, une fois de plus Juli Zeh nous éblouit de sa plume minutieuse et singulière. Atout majeur de l'auteur, sa manière de créer l'univers dans lequel progressent ses protagonistes est impressionnant. On comprend peu à peu, au fil des pages, de quoi il retourne et quels sont les enjeux principaux du récit, et ce avec un plaisir non dissimulé. Zeh possède également une faculté d'analyse - concernant les agissements de ses personnages ou les situations qu'ils abordent - qui s'avère fréquemment éblouissante.

"La connaissance scientifique a commencé par anéantir la vision divine du monde pour placer l'homme au cœur des choses. Une fois là, elle l'a laissé en plan, sans lui fournir de réponses, l'abandonnant dans une situation franchement ridicule."

Juli Zeh parvient une nouvelle fois au prodige de décrypter le monde contemporain, celui dans lequel nous vivons, en créant un monde factice, presque irréel, et pourtant si réaliste et si proche du nôtre. Elle offre des cas de figure auxquels une majorité peut s'identifier, et décortique à merveille les comportements sociétaux et individuels.

Sa façon d'écrire aussi, qui allie habilement la tournure littéraire à l'idée exprimée, est une bénédiction :

"Mia, debout au milieu de la pièce, a croisé les bras et enfonce les ongles dans ses biceps comme si elle voulait se cramponner à son propre corps, ou empêcher ses mains d'échapper à son contrôle pour étrangler Heinrich Kramer."

Concernant l'histoire de "Corpus delicti", c'est celle de Mia Holl, une jeune biologiste qui devra faire la douloureuse expérience du deuil, et notamment de celui, récent, de son frère Moritz. Mais la particularité de ce roman est de placer ses personnages dans un futur proche où la maladie a disparu, y compris le rhume, et où la Méthode s'est mise en place : un système qui garantit et impose le droit à la santé pour tous. L'auteur développe les contradictions d'un système qui, pour le bien du concitoyen, le contraint à s'exécuter systématiquement à toutes sortes d'analyses suivies. Malheureusement Mia, personnage central qui habite une maison-pilote où la communauté effectue les tâches de prophylaxie hygiénique, va se laisser aller et faillir à ses devoirs, à cause de la mort de son frère, et être convoquée par les tribunaux.

"Non-respect des déclarations obligatoires, dit Bell. N'a pas transmis ce mois-ci les rapports concernant le sommeil et l'alimentation. Effondrement brutal des performances sportives. N'a effectué chez elle ni mesure de la pression artérielle, ni analyse d'urine."

L'état d'esprit des protagonistes, ainsi que leur évolution, sont admirables et prenants, d'autant que les rebondissements sont nombreux. Mélangeant analyse psychologique, enquête factuelle et anticipation, "Corpus delicti" devient passionnant de bout en bout, d'autant qu'il se complexifie au fil des pages.

Juli Zeh poursuit toujours son exploration du monde qui nous entoure, et va au-delà, avec l'exploration de la dualité qui la caractérise, à savoir l'aspect scientifique de toute chose allié à l'humanité des individus qui la composent.

"Mia et Moritz se regardèrent, et l'espace d'un instant la langue sembla avoir perdu toute signification, il semblait à Mia que les mots que Moritz venait de prononcer n'avaient pas le moindre sens. Quelques secondes s'écoulèrent, la terre tourna de quelques degrés sur son axe, quelques individus de plus moururent dans les endroits les plus variés de la planète..."

La quatrième de couverture est elle aussi une pure absurdité car elle place au centre du résumé le DAM, or les faits justifiant la formule usitée "bientôt soupçonnée" n'interviendront qu'à la cent quarantième page. De plus, dire que le frère de Mia en fait partie est un spoil honteux, car l'info ne nous sera donnée que dans le dernier quart du roman, et encore, sans certitude quant à sa réalité. Donc révéler des choses dans le résumé, et en plus des âneries, est une erreur regrettable.

"En général, elle espère surtout que personne ne la remarquera. Il est des jours où elle commence par épier les bruits dans la cage d'escalier avant de quitter son appartement. Elle a besoin de temps et d'espace, pour elle et pour ses pensées."

Dommage que la fin soit confuse, ou du moins que la position de Mia par rapport à Kramer soit difficilement compréhensible, au vu des agissements de ce dernier, car l'évolution de l'histoire était captivante. On a du mal à croire que les deux personnages restent en bon terme jusqu'au bout, de plus le dénouement final semble poussif, sans cela c'eut été un sans faute.

"Corpus delicti" demeure un procès mémorable, qui vaut la lecture, bien qu'il n'égale pas, malgré son côté plus condensé et accessible, son précédent "L’Ultime Question". Juli Zeh demeure l'auteur à découvrir absolument !

R.P.



27/02/2015
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