Contre-critique

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"La fille automate" de P. Bacigalupi

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"La fille automate" de Paolo Bacigalupi.

 

"Un autre cri presque gémissant fait vibrer le bâtiment, suivi d'un hurlement mécanique : la chaîne de production se bloque. Anderson s'arrache de son fauteuil et court vers la fenêtre, Hock Seng l'atteint avant lui. Le vieil homme fixe l'étage inférieur, bouche bée."

Contrairement à ce que laisse penser la quatrième de couverture, "La fille automate" n'a pas pour sujet principal les automates. La nommée Emiko, être faisant partie du Nouveau Peuple, n'apparait qu'au chapitre 3 et demeure un personnage secondaire - bien que sa présence soit cruciale - sur l'ensemble du roman. Ce dernier étant plutôt une sorte de thriller d'anticipation dont les forces politiques en place forment un bras de fer triangulaire entre Akkarat, le ministre du commerce, Le général Pracha accompagné de Jaidee, le plus intègre des chemises blanches, faisant partie du ministère de l'environnement, et les farangs (les étrangers propriétaires d'usine ou négociants) dont le mystérieux Anderson Lake est le plus emblématique. Outre les enjeux primordiaux, des intrigues secondaires viennent se greffer au récit, comme le désir du chinois Hock-Seng, employé de SpringLife, de s'emparer des plans de la pile-AR pour les négocier avec le Seigneur du lisier, ou encore la volonté d'Emiko de rejoindre un lieu où les êtres de son espèce vivent en paix.

Malgré la densité de la narration et le nombre important de protagonistes, "La fille automate" n'en demeure pas moins ennuyeux, bien au contraire. Son rythme est prenant et les diverses couches de l'histoire, qui s'empilent au fil des pages, ne font que renforcer son efficacité.

"Devant elle, le verre d'eau glacé sue, séduisant. L'homme hoche la tête, elle attrape le verre et boit. Compulsivement. Avant même qu'elle ne s'en rende compte, il est vide. Elle presse le verre glacé contre sa joue."

"La fille automate" se déroule en Taïlande, à Bangkok, où a eu lieu l'Expansion. Nous sommes sous le règne de Sa Royale Majesté la Reine Enfant, qui succède au roi Rama XII. Les farang ont déclenché des épidémies de rouille vésiculeuse, de charançons transgéniques ou de cibiscose, pourtant les entreprises étrangères fleurissent, telles AgriGen ou PurCal en fabriquant des fruits génétiquement modifiés pour résister au épidémies létales. Mais les thaïs, notamment les chemises blanches, les combattent avec acharnement.

La population contient beaucoup de Yellow Card, des réfugiés chinois de Malaisie, ainsi que des automates nippons, esclaves sexuels pour les riches. Sans compter les nouvelles espèces d'animaux dont les sheshires, des chats de l'enfer capables de se fondre dans l'environnement. Autant dire que l'univers du roman, varié et très développé, contient une faune et une flore fouillées.

"...une autre des quarantes piles-AR produites chaque heure qui n'auront plus, semble-t-il, que 75 % de risques de finir dans une benne à ordures du ministère de l'Environnement. On dépense des millions pour produire des merdes qui coûteront d'autres millions pour être recyclées - une épée à double tranchant qui ne cesse jamais de tailler."

Au-delà de l'intrigue, l'auteur glisse un message alarmant quant à l'avenir possible d'une telle industrialisation de l'agriculture. Il tire une sonnette d'alarme sans toutefois tomber dans le moralisme et c'est là une des qualités première de ce roman. Un récit d'anticipation crédible, donnant un aperçu de ce que pourrait devenir notre monde, et cette dystopie de Bacigalupi fait froid dans le dos. Mais ce dernier se contente de raconter une histoire issue d'un tel univers, et c'est à nous d'en tirer nos propres conclusion. D'autant que Bacigalupi illustre à merveille les conséquences disproportionnées, en politique, qu'entraîne la paranoïa relative à une éventuelle trahison.

"La scène rappelle à Jaidee des animaux se battant pour une carcasse. Ses hommes se régalent des débris d'un pays étranger pendant que les charognards testent leur vigilance, les corbeaux, les cheshires et les chiens veulent tous une chance d'approcher le cadavre."

Certes "La fille automate" se déploie sur 590 pages et complexité de son intrigue ne lui permet pas de déborder d'action, mais l'écriture de son auteur ne nous permet pas de nous ennuyer. Les enjeux sont très nombreux, tous les personnages veulent tirer leur épingle du jeu, et la complexité des situations et des péripéties captive. Les personnages s'approfondissent au fil des pages et tous sont creusés par l'écrivain et intéressants pour le lecteur. On s'attache même au personnages les plus minimes, telle la petite Mai, qui figure une alliée et une fille pour Hock Seng, lui-même personnage secondaire. Rien n'est jamais simple et facile dans ce roman, les prises de décisions de chacun sont toujours à double tranchant.

"Elle se demande si c'était mieux par le passé, s'il y a vraiment eu un âge d'or nourri de pétrole et de technologie. Une époque où chaque solution à un problème n'en engendrait pas un autre."

La force de ce roman est aussi qu'il se place dans l'action, c'est à dire qu'il ne s'attarde pas à expliquer les enjeux et les technologie du quotidien, il dévoile des personnages qui agissent, prennent des décisions, et c'est au fur et à mesure de la lecture que l'on commence à comprendre de quoi il en retourne. Au travers des clippers, des rickshaws et des pistolet à ressort, Bacigalupi développe un monde à part, où la technologie moderne est absente.

On constate également le soucis du détail de l'auteur, qui lui fait alterner de vocabulaire en fonction de l'ethnie qui préside le chapitre. Lorsque les protagonistes sont thaïs, les mots "wai", "khrab", ou "farang", vont apparaître, alors que s'ils sont japonais, c'est "gaijin" qui va ressortir. Même le nom d'un personnage peut changer en fonction de qui le prononce, ainsi Gi Bu Sen et Gibbons sont un seul et même individu.

Pour autant "La fille automate" n'est pas réservé aux intellectuels, bien au contraire. Il narre de façon passionnante l'histoire tragique d'un lieu où se croise le destin de nombre de protagonistes, et les rebondissements sont aussi innombrables qu'inattendus.

"Les munitions rebondissent autour d'eux dans le crépitement des mitrailleuses. Des gens s'effondrent en amas sanglants et frémissants, hurlant d'agonie tandis que les mastodontes les piétinent. La poussière et la fumée étouffent la rue."

La dernière partie du roman bascule dans la violence et se dévore littéralement, tandis que la toute fin ouverte va suggérer aux fans d'inciter Bacigalupi à écrire une suite.

Formidable réussite, "La fille automate" - récompensée par le prix Nebula en 2009, et en 2010 par le prix Hugo et le Prix Locus du premier roman ainsi que le grand prix de l'imaginaire en 2013 - promet son auteur à un bel avenir.

R.P.



18/10/2013
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