Contre-critique

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"Des souris et des hommes" de J. Steinbeck

 

"Des souris et des hommes" de John Steinbeck.

 

"Sa colère tomba brusquement. Par-dessus le feu, il regarda la figure angoissée de Lennie, puis, honteux, il baissa les yeux vers les flammes."

Roman court et efficace, "Des souris et des hommes" tient du chef-d'œuvre littéraire. Steinbeck révèle la maîtrise conjuguée d'une écriture moderne et classique. Il est capable de transporter son lecteur à l'aide de dialogues rythmés et de scènes d'action visuelles et dynamiques, tout en développant une psychologie perspicace de ses personnages et en brossant le portrait d'une société en crise, sans oublier de nourrir son histoire de pure littérature au travers d'un langage descriptif élaboré.

"- si tu m'veux plus, t'as qu'à le dire, et j'm'en irai dans les collines, là-bas... tout là-haut dans les collines, et j'vivrai seul. Et on m'volera plus mes souris."

Avec l'histoire de Lennie et George, deux ouvriers agricoles de passage qui travaillent dans des ranchs, Steinbeck dresse le portrait d'une génération américaine miséreuse qui est exclue du système capitaliste.

Lennie est un imposant gaillard, à la force herculéenne mais à la réflexion limitée. George, petit et malin, veille sur lui. Tous deux déménagent fréquemment à cause des bêtises de Lennie.

Au départ du roman, ils vont dans un nouveau lieu de travail et feront la rencontre de plusieurs individus, dont Curley le bagarreur, ainsi que sa femme, une dangereuse séductrice.

"Le soleil de l'après-midi filtrait à travers les fentes des murs et traçait des raies lumineuses sur le foin. L'air bourdonnait du vol des mouches, le bourdonnement paresseux de l'après-midi."

Au début de chaque chapitre, l'auteur nous décrit le lieux de l'action. Ce classicisme descriptif nous plante le décor, à la manière des didascalies romancées d'une pièce de théâtre. Ensuite débutent les entrées des personnages et leurs dialogues. Cette construction, précise et volontaire, démontre la volonté de Steinbeck d'écrire une forme littéraire hybride, à mi-chemin entre le roman et le théâtre.

"- T'avais raison à son sujet. Il est peut-être pas malin, mais j'ai jamais vu son pareil pour le travail. Pour un peu, il aurait tué le gars qui travaillait à l'orge avec lui."

"Des souris et des hommes", de part son mélange de violence, de séduction et de solitude, et de part ses personnages marginaux, sans oublier son aspect théâtral, se rapproche de l'œuvre de Tennessee Williams. On y découvre les rapports de force, les illusions et les remords, au travers une galerie de personnages tantôt agressifs tantôt fragiles mais toujours touchants.

"Soudain, les yeux de Lennie se fixèrent avec une expression de rage froide. Il se leva et s'approcha dangereusement de Crooks."

L'écriture de Steinbeck est d'une modernité remarquable. Les dialogues s'adaptent parfaitement au style de ses personnages, qui ne sont pas issus de bonnes familles et qui fréquentent les bordels.

De plus, divers thèmes - toujours actuels - sont abordés, tels le racisme, la vieillesse et la schizophrénie. Steinbeck dépeint des exclus qui souffrent malgré les apparences. On est proche de Zola et du naturalisme dans la manière de retranscrire la réalité sociale du moment.

Ce qui suit dévoile certains rebondissements du récit !

Chaque personnage déplore sa condition ; que ce soit Crooks, personnage mis à l'écart et qui n'a personne à qui parler, à cause de sa couleur de peau ; Curley, qui se sent plus faible à cause de sa petite taille et de sa femme qui drague les autres, et qui du coup en devient belliqueux ; Sa femme, qui n'aime pas son mari et rêve de devenir actrice ; Candy, qui se sent inutile du fait de son âge avancé, et que l'on risque de tuer comme son chien devenu trop vieux ; Lennie, qui ne souhaite que s'occuper de lapins et caresser les choses jolies ; même George qui pourrait vivre tranquillement s'il n'avait pas à s'occuper de Lennie et ses bêtises.

Chacun d'eux désire mener une autre vie que la sienne, chacun est bercé d'illusion - avec ce fameux lopin de terre que tous rêve d'avoir - et aucun n'échappe à la solitude, à l'incompréhension. Excepté Lennie et George qui survivent en se serrant les coudes, tous les personnages sont isolés. Mais combien de temps va durer ce lien qui les unit ? La force incontrôlable de Lennie ne va-t-il pas les mener à leur perte. Dès le début du récit les deux héros sont en cavale, en danger.

"Des souris et des hommes" est un drame, le récit de cet espoir irréel qui fait vivre l'Homme. L'écriture de Steinbeck est admirable, il déconstruit les modèles du genre humain, fait resurgir la réalité, dans tout ce qu'elle contient d'injuste et d'intolérable.

Certains passages sont majestueux, notamment lorsqu'il décrit la femme de Curley, morte. Comme si la mort était une délivrance, un retour à la pureté : "La méchanceté, les machinations, les rancœurs de sa solitude ne pouvaient plus se lire sur son visage." Ou encore à la tout fin, lorsque George décide de tuer son compagnon, avec toute la difficulté que cela représente, entre compassion, délivrance et ultime trahison. Et une fois le coup de feu donné, alors que la scène s'achève sur une magnifique épanadiplose narrative - les deux héros se trouvent réunis au bord de la Salinas, comme au départ - et se conclut sur la question de Carlson : "Qu'est-ce qu'ils peuvent bien avoir qui leur fait mal, ces deux-là, t'as idée, toi ?" Alors que la tragédie vient d'avoir lieu sous nos yeux, Steinbeck nous montre que le drame d'une vie demeure personnel et que certains, passant juste à côté, ne pourront jamais comprendre. Que dire de la tristesse incroyable qui résulte de ce constat ?

Réussite incontestable, "Des souris et des hommes" est à lire et à relire !

Si vous appréciez l'auteur, lisez aussi "La perle", et dans un registre plus comique, découvrez "Tortilla flat".

R.P.



09/09/2011
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