Contre-critique

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"Les feux" de S. Ôoka

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"Les feux" de Shôhei Ôoka.

 

"Vus de la baraque, ils faisaient tache à la lisière du bois. Vautrés dans n'importe quelle position, ils se levaient de temps à autre pour errer sans but. On aurait dit des animaux plutôt que des êtres humains. De plus, ils semblaient avoir perdu leurs repères, comme un troupeau d'animaux domestiques abandonnés par son propriétaire."

Ce roman suit les pérégrinations d'un soldat japonais qui, envoyé combattre aux Philippines durant la seconde guerre mondiale, se retrouve rejeté par son bataillon à cause de sa maladie. En effet, le soldat de première classe nommé Tamura, atteint de tuberculose, est envoyé pour la deuxième fois à l'hôpital dès le départ du roman. Cependant, les institutions de secours étant débordées, seuls les blessés graves ou ceux qui ont de la nourriture y sont admis. Les autres, livrés à eux-même, sont condamnés à attendre leur propre fin, comme des parias.

C'est dans ce contexte étrange, et tandis que l'aviation américaine repousse l'envahisseur japonais, que le héros va se confier au lecteur et raconter pas à pas son errance sur l'île de Leyte, puis la dichotomie qui s'opère entre son instinct de survie et son renoncement moral, ce qui le conduira à l'impensable.

"La mort n'était déjà plus une idée, mais une image palpable. Je m'imaginais sur la rive, le ventre déchiqueté par ma grenade. Je pourrirais sans doute, mon corps se décomposerait en divers éléments, et la majeure partie de ma chair, dont on disait qu'elle était composée aux deux tiers d'eau, se liquéfierait pour aller se mélanger au torrent."

À la manière d'un journal, le soldat nous dévoile ses pensées et ses interrogations concernant son positionnement vis à vis de la croyance, son rapport à la mort, ou encore le sentiment d'abandon qui le touche. Pourtant Ôoka demeure léger dans son approche, la pensée n'est pas dense au point de devenir pesante et elle s'alterne habilement avec les évènements physiques que traverse le héros. Car "Les feux" devient presque un no man's land, sur toute une partie du roman, tant la solitude environne son protagoniste. Ainsi, après quelques nuits passées avec d'autres blessés aux abords d'un hôpital, le héros s'éloigne et s'isole, méditant sur lui-même et sur son avenir. Malgré tout, l'auteur a vite fait de rappeler au lecteur que son récit se déroule en temps de guerre, si tant est que quelques errances le lui aient fait oublier. Surgit alors, par le biais de fulgurants moments de violence aussi bien physique que morale, une éprouvante deuxième moitié, qui prend au tripes tant les cas de conscience sont morbides.

"J'avais éprouvé alors un sentiment de totale déréliction. J'étais un soldat vaincu et solitaire, trahi par la société. Le plus douloureux à mon cœur, à la vue des restes de mes compagnons qui avaient déjà perdu toute forme humaine, fut la dernière volonté de l'homme exprimée dans une jambe tordue ou une main tendue."

Relativement court et facile à lire, "Les feux" peut rappeler "L'étranger" de Camus à cause de son héros qui tue sans trop savoir pourquoi. Le début, avec notamment la première phrase "Je reçus une gifle." est très accrocheur. La suite ne démérite pas et possède un suspense inquiétant qui se distille efficacement tout au long du roman, jusqu'à son paroxysme final. Le lecteur se retrouve happé par ce véritable témoignage inspiré par la propre vie de Ôoka et revit avec son personnage central les heures les plus sombres d'une armée battue et décimée. La fin du roman devient un combat solitaire pour survivre, dans un monde atroce qui pousse le héros jusqu'aux limites de la folie.

Découpée en nombreux chapitres incisifs, voici une œuvre marquante qui lève un tabou sur les conditions de survie des soldats japonais perdus en pleine jungle philippine durant la deuxième guerre. À lire !

R.P.



27/05/2015
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