Contre-critique

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"Mort à crédit" de L-F. Céline

 

"Mort à crédit" de Louis-Ferdinand Céline.

 

"Je pourrais moi dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard s'ils ne reviennent pas. J'aime mieux raconter des histoires. J'en raconterai de telles qu'ils reviendront, exprès, pour me tuer des quatre coins du monde."

Dès les premières pages du livre le ton est donné. Céline va nous raconter une histoire qui ne sera pas du goût de tout le monde, bien au contraire. À travers ce roman narrant son enfance, l'auteur soulèvera de vives indignations chez son lecteur. "Mort à crédit" peut choquer autant dans la forme, jaillissante de vulgarité, que dans le fond, en dévoilant une humanité cauchemardesque et nauséeuse.

"On vous gaspille la sympathie. Je veux plus changer. J'aurais bien des choses à me plaindre mais je suis marié avec elles, je suis navrant et je m'adore autant que la Seine est pourrie."

L'auteur se dévoile énormément dans "Mort à crédit", et le lecteur pourra découvrir les causes qui ont poussé Céline à devenir l'homme qu'il a été. Et cela nous est montré grace à la description de l'ignominie des situations de sa jeunesse. Son pessimisme n'étant qu'une résultante de ses expériences passées. Car son enfance n'a pas vraiment été heureuse.

"Dans la journée c'était pas drôle. C'était pas rare que je pleure une bonne partie de l'après-midi. Je prenais plus de gifles que de sourires, au magasin. Je demandais pardon à propos de n'importe quoi(...)

...L'antique ça m'écœure encore. C'est de ça pourtant qu'on bouffait. C'est triste les raclures du temps... c'est infect, c'est moche. On en vendait de gré ou de force."

Les parents de Céline habitaient Paris, dans un lieu plutôt insalubre d'après ce qu'en disait le médecin : "Votre Passage, qu'il a dit en plus, c'est une véritable cloche infecte... On y ferait pas venir un radis ! C'est une pissotière sans issue... Allez-vous-en !" D'autant que le petit Ferdinand, impropre, ne se lavait pas les fesses. Du coup la famille partit en vacances, à Dieppe puis en Angleterre.

Au niveau de son éducation sexuelle, Ferdinand ne sera pas chanceux. Il subira plusieurs expériences traumatisantes alors qu'il n'est encore qu'un enfant :

"La dame me propose un bonbon. Je la suis dans la chambre. La bonne vient aussi. La clientèle alors elle s'allonge parmi les dentelles. Elle retrousse son peignoir brusquement, elle me montre toutes ses cuisses, des grosses, son croupion et sa motte poilue, la sauvage ! Avec les doigts elle fouille dedans(...)"

"Derrière le kiosque à la balance, il m'a montré, sans que je lui demande, comment les grands ils le suçaient."

Ferdinand vivra tout de même de bons moments, soit avec la complicité (bien qu'éphémère) de certains de ses semblables. Soit par exemple lorsque, dans un magnifique paragraphe, il découvre le théâtre.

Plus réussi que "D’un château l’autre" ce livre regorge d'ailleurs de passages cultes, notamment lors de la traversée en bateau qui se transforme en hécatombe de malades en mer, ou bien chez Berlope, avec les premiers pas de Ferdinand dans le travail aux côtés du petit André, ou encore lors de son dépucelage chez Gorloge et l'histoire du Çakya-Mouni, sans parler de l'incroyable séjour dans la ferme de Blême-le-petit. Malheureusement pour Ferdinand, à chaque fois ça tourne mal, et ce dernier se détournera d'ailleurs de la parole, car pour lui elle est l'objet de tous les vices. D'autant que son père ne le soutient pas du tout, bien au contraire. Ce dernier l'accable et l'accuse de tous les maux. La séparation entre le père et le fils sera donc inévitable et tumultueuse.

"...Je vais lui écraser la trappe !... Je veux plus qu'il cause !... Je vais lui crever toute la gueule... Je le ramponne par terre... Il rugit... Il beugle..."

On peux voir dans la phrase précédente le nombre important de "point de suspension" que Céline utilise. Ce sera d'ailleurs sa marque de fabrique. Bien que moins présente dans "Voyage au bout de la nuit" son premier roman, Céline n'aura de cesse par la suite, et cela dès "Mort à crédit", d'en avoir systématiquement recours. Les "points de suspension" inondent certaines pages du récit pour mieux les rapprocher d'une langue vivante et vibrante, qui coule tout comme la pensée et s'éloigne franchement du style conventionnel de ses prédécesseurs. Le talent de Céline, prix Nobel de littérature, est de s'approcher d'une langue fougueuse et intarissable, qui jaillit en tout sens en s'écartant des sentiers balisés de la construction grammaticale traditionnelle.

"... dans un ciel tout éblouissant de comètes... toutes inconnues... d'une giration sur une autre... et dont chaque seconde est l'aboutissement et d'ailleurs encore le prélude d'une éternité d'autres miracles... d'impénétrables prodiges, par millier !... Ferdinand ! millions ! milliards de trillions d'années... Et toi ? que fais-tu là, au sein de cette voltige cosmologonique ? du grand effarement sidéral ?"

La partie la plus marquante et la plus touchante du récit est sans doute la deuxième moitié du roman. Lorsque Ferdinand se met au service de Courtial des Pereires. Cet être fantasque et charismatique qui est à la tête du "Génitron", le périodique scientifique. Courtial sera l'un des seuls personnages (avec l'oncle Edouard) à ne pas rejeter Ferdinand. Dans un rapport de maître à élève, ils vont, malgré les apparences,  tisser entre eux des liens étroits, semblables à ceux du rapport père/fils.

"Certes, nous devons divertir ! ne pas l'oublier ! Nous sommes payés pour cela ! C'est justice ! Mais mieux encore, si possible, susciter chez tous ces rustres l'envie d'autres notions précises, de connaissances véritables ! Nous élever certes. Il le faut. Mais élever aussi ces brutes, celles que tu vois, qui nous entourent, la gueule ouverte ! Ah ! c'est compliqué, Ferdinand !..."

Courtial se livre à des ascensions de montgolfière à bord du "Zélé". Il est assisté par Ferdinand et tous deux vont vivre de grandes choses. Ils vont se détester mais aussi se serrer les coudes face à l'adversité. Car l'irresponsabilité de Courtial et son côté escroc, ainsi que les progrès de la science, leurs amèneront de grandes difficultés. Et la verve de Céline rendra chaque moment jubilatoire. Tous les excès lui sont permis et le lecteur pourra s'interroger sur la part d'exagération qu'il apporte à son autobiographie. Car chaque mésaventure est plus rocambolesque que la précédente. Et l'on peut légitimement se demander ; à quel moment la folie s'achèvera-t-elle ?

"Il s'exprimait par grandes saccades... Il fallait tout saisir au vol, des paquets de phrases entortillées... avec des nœuds... des guirlandes et des retours... des brides qui n'en finissaient plus..."

Et soudain, dans ce fatras d'évènements racontés, dans cette logorrhée pétulante proche de la farce, Céline fait poindre la tragédie, le malheur à l'état pur. Et cela sans la moindre sensiblerie. Ce qui rend son propos d'autant plus efficace et touchant.

Écrit en 1936, ce "Mort à crédit", plus choquant et plus mouvementé que bien des livres de notre siècle, nous emmène à la découverte de l'auteur et nous fait partager son expérience de la vie. Malgré les 600 pages du roman, la jeunesse trépidante de cet enfant du siècle passé ne vous ennuiera pas un seul instant. Et c'est avec conviction qu'il faut lire ce chef-d'œuvre de la littérature française, à la fois dévergondé, déroutant, échevelé, écœurant et obsédant !

R.P.



09/08/2012
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