Contre-critique

"Derière la vitre" de Robert Merle.

"Et pourtant, entre l'agrégé non encore docteur, Delmont, taillable et et corvéable à merci, et l'agrégé-docteur Rancé, seul maître à bord après Dieu, il n'y a que l'épaisseur d'une thèse, mais Dieu sait si dans son cas, elle est épaisse, écrasant sous un pavé de huit cent pages in-octavo d'érudition vétilleuse un auteur de troisième ordre : le type même de l'étude critique illisible sur un écrivain qu'on ne lit pas."

Avec du style, de l'humour et du réalisme, l'auteur nous dissèque les mentalités et les enjeux de chacun des protagonistes de son roman, sans pour autant oublier l'Histoire. D'un côté, on retrouve les étudiants, tous dans la vingtaine, comme Lucien Ménestrel ou David Shultz, et de l'autre, les professeurs et assistants de Nanterre, comme Delmont ou Levasseur. Il ne s'agit pas vraiment de deux camps, mais certains événements les opposent et la révolte gronde. On s'amuse, on s'émerveille parfois, et surtout l'on revit une page de l'histoire française en ce 22 mars 1968.

"Bien entendu, c'est un mythe oedipien. Le fils, incarné par l'étudiant, insulte le père, incarné par le ministre, et symboliquement, le châtre. C'est Chronos émasculant Ouranos. À mon avis, le drame qui se joue ici tous les jours depuis la rentrée, c'est le drame symbolique de la perte du pouvoir du père, que le père soit ministre, doyen ou professeur."

En classe, les séances d'études autour de Jean-Jacques Rousseau sont très intéressantes, tout comme la demande de soutien des assistants Delmont et Lagardette, faces au professeur titulaire Rancé. Le favoritisme et l'injustice nous marquent.

Merle nous dit, dans la préface, qu'il a demandé le témoignage de ses étudiants avant de rédiger son roman, et ça se voit. Le récit de chacun y est touchant, sincère et intime. Comme à en juger par l'extrait ci-dessous :

"S'il y a quelqu'un qui vit dans la terreur de ressembler à ses parents, c'est moi. Et Papa, lui encore, il se tait. Mais Maman, pépiante et jacassante d'un bout à l'autre de l'appartement, les petits bras au ciel, débordant de cellulite et de parlote, emmerdeuse, faiseuse d'histoires, comment disent les Anglais, fussy. Fussy et futile."

Après que l'auteur ait posé son décor, on ne s'ennuie plus. C'est divertissant, édifiant et habilement dosé en cynisme. Il y a tant de personnages qu'on croirait un roman choral et les péripéties rythment vaillamment le récit général. On note de belles discussions et des réactions intéressantes, telle celle d'Abdelaziz après la lecture de "L'étranger". En effet, comment ne pas songer à ces réflexions si l'on quitte un peu notre ethnocentrisme.

Par contraste, l'intérêt majeur des étudiants et étudiantes réside dans le sexe, juste à côté de la politique. Et cela reflète à merveille l'état d'esprit des jeunes de l'époque.

"Denise pâlit et son coeur se mit à battre. Elle le sentait qui cognait contre ses côtes avec violence. Qu'est-ce que ça voulait dire "tu en as de la chance" ? Une parole en l'air ? une invite discrète ? Elle cacha ses mains derrière son dos, les coups de bélier dans sa poitrine est-ce que Jaumet pouvait les entendre ?"

Que ce soient les étudiants ou bien les professeurs, ou même le travailleur immigré, Robert Merle parvient à entrer dans la tête de chacun de ses protagonistes, garçon ou fille, et à livrer leurs pensées, leurs craintes et leurs convictions. Nous avons donc affaire à un petit prodige littéraire, brillamment exécuté, bien qu'il ne contienne pas d'héroïsme ni de trajectoire extraordinaire. L'auteur relate simplement le quotidien et le narcissisme de chacun, durant une journée mémorable.

Seul défaut, on peut reprocher au roman de tourner un peu en rond et de ressasser les mêmes thèmes, jusqu'à son final sans prétention. Pourtant, "Derrière la vitre" demeure un livre maîtrisé et savoureux qui mérite la découverte.

Et si vous préférez l'anticipation, ou que les années 60 ne vous intéressent pas, lisez "Malevil".

R.P.