"Déserter" de M. Enard
"Déserter" de Mathias Enard.
"Il hésite une fois de plus à abandonner le fusil, il pèse et sa courroie est malcommode, trop courte depuis qu'il l'a coupée pour s'en faire une ceinture, avec ce couteau si tranchant encore, lui aussi, la marque d'une solitude dangereuse, enivrée de sang, il ne pense plus, il marche déjà alors que les premiers rayons du soleil fouillent les ombres des rocailles."
Quel bonheur de découvrir l'écriture d'Enard pour qui ne connaît pas cette auteur. Tous les chapitres impairs, qui concernent le déserteur qui revient chez lui, sont un vrai régal de poésie et d'admiration de la nature, alliée à une tension sous-jacente qui déstabilise et émerveille à la fois.
Les chapitres pairs, par contre, ceux qui concernent la réunion anniversaire en l'honneur d'un mathématicien disparu, sont plus méthodiques, historiques et moins prenants. On y découvre Irina, la fille de Paul Heudeber, le mathématicien qui a été arrêté par la Gestapo en 40 et interné dans le camp de Buchenwald.
Alors que les chapitres sur le déserteur livrent un récit épidermique et narré minutes par minutes, ceux concernant Irina sont davantage une rétrospective sur la vie de son père, sur les épisodes marquants de l'histoire de Berlin, avec son mur et ses nazis, et cela manque d'emportement et de panache. Le drame qui se joue ici ne s'y prête pas me direz-vous, mais on est malheureusement loin d'une tension qui s'élève entre deux récits conjoints et d'un crescendo ensorcelant, contrairement à ce que la quatrième de couverture laissait à penser.
"ils vont se concentrer jusqu'à devenir un épais brouillard qui noiera le col, l'engourdira d'une ouate glacée, puis le premier éclair déchirera la montagne, une tiédeur fendillera le froid, de grosses gouttes molles soulèveront l'odeur de la terre puis la pluie viendra, roulera les cailloux et remplira les ruisseaux jusqu'à la mer, brouillée d'écume."
Au lieu d'une montée en puissance entre deux histoires, on a plutôt l'impression que le récit d'Irina désamorce la tension, la poésie et la beauté du récit du déserteur. Leur alternance casse le rythme.
Mais le défaut majeur de ce roman, c'est l'absence complète de rapport entre les deux récits. Une fois achevé, on se demande quel est l'intérêt du livre qui laisse un profond goût d'inachevé. L'histoire du déserteur n'aboutit pas (car il n'y a pas d'évolution, puisque le déserteur ne tue pas la femme, et que son état d'esprit demeure presque inchangé du début à la fin), ensuite le 11 septembre est sans rapport avec les déportations et les camps de l'Allemagne nazi, et la mort du mathématicien Paul, qui vire à la romance avec Maja ne délivre pas de message. On peut légitimement s'interroger sur ce qu'a voulu nous transmettre l'auteur ; simplement des fragments, disparates, incohérents et qui manquent de corps. Ce n'est absolument pas le sujet, dramatique et nécessaire en tant que devoir de mémoire qu'on déplore, mais l'absence d'une véritable histoire commune, qui s'imbrique et donne des clefs de compréhension à sa consoeur.
C'est un peu comme deux récits sans rapports l'un avec l'autre, et dans deux styles divergents, comme deux récits paradoxaux et assemblés inutilement, ce qui est vraiment dommage. Notre déception finale est à la hauteur de notre emportement durant l'entame du livre. À aucun moment, ils ne convergent ou s'opposent, ils sont juste indépendants et dissociés.
R.P.
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