Contre-critique

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"Heaven" de M. Kawakami

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"Heaven" de Mieko Kawakami.

 

"Elle a posé son autre main, celle qui tenait les ciseaux, un peu plus haut sur l'arrière de ma tête, elle a introduit la mèche de cheveux entre les deux lames, puis ça a fait "scouic". J'ai senti la chair de poule me venir derrière l'oreille et au même instant, j'ai entendu un genre de soupir franchir ses lèvres."

Troisième roman de Kawakami publié en France, "Heaven" nous entraîne sur le chemin des brimades et des souffrances éprouvées par deux adolescents introvertis de 14 ans. Kojima, la négligée et Paris-Londres, notre héros pourvu d'un strabisme. Harcelé par Ninomiya et sa bande, notre bigleux va trouver du réconfort auprès de celle qui partage sa classe et se trouve tout aussi exclue que lui.

Dès le départ on est touché par la sensibilité et l'analyse des comportements de notre personnage central, ce qui crée immédiatement les sentiments d'empathie et de véracité. La relation entre nos deux adolescents s'établie, au commencement, par un échange de mots et de lettres - sans pour autant tomber dans le roman épistolaire -, puis par le biais de véritables sorties. Et lorsqu'ils partent tous deux pour le mystérieux Heaven, prenant le train pour la journée, leur court et intense périple resserre considérablement leurs liens.

"Puisqu'il n'y avait pas école, je pouvais passer mes journées entières sans voir personne ni que personne ne me voie, ma vie était aussi tranquille qu'un meuble. Ne me refléter dans les yeux de personne me procurait un inexprimable sentiment de sécurité."

Il y a énormément de délicatesse dans ce récit de Kawakami. On sent chez cet auteur une grande sensibilité qui s'avère véritablement agréable. D'autant que le jeune âge des protagonistes n'empêche pas une analyse aiguë de leur perception et d'une manière inédite et constructive d'appréhender le monde qui les entoure. Le récit s'avère donc enrichissant pour le lecteur adulte. À noter la longue discussion entre notre héros et l'un de ses harceleurs, Momose, qui vire au questionnement philosophique sur la perception de chacun, bien divergente, malgré l'appartenance à un même monde. On sent que c'est l'auteur qui appose ses réflexions par-delà les personnages. Et, pas du tout rébarbatif, le débat se révèle hautement pertinent et bien argumenté avec, entre autres, l'exemple du père qui serait irrémédiablement contre le fait que sa fille fasse des vidéos où elle se mettrait à poil ; ce qui pourtant ne l'empêche pas de regarder des vidéos de cet acabit avec des filles qui sont les filles de quelqu'un d'autre. Ceci illustrant l'idée que le harceleur ne se met pas à la place de la victime et que peut-être ne s'aperçoit-il même pas qu'il harcèle.

"Je ne pouvais imaginer ce qui se passerait s'il l'apprenait. De l'instant où j'aurais avouer la réalité, je savais que papa et maman me jugeraient tout bonnement incapable de me faire une place dans ce monde. Avouer que je me faisais harceler à l'école n'arrangerait rien, c'était plus que certain."

Le récit ne prend pas une tournure attendue et surprend constamment, à l'image de ce Heaven que nous ne connaîtrons finalement pas, ce qui déstabilise et séduit en même temps.

Après le réussi et enjoué "Seins et œufs", parfait pour découvrir l'auteur, Kawakami délivre un roman beaucoup plus sombre et empli de problèmes relationnels, tout comme son précédent "De toutes les nuits, les amants" (qui traitait du rapport de couple adulte). Néanmoins ce "Heaven" demeure plus accessible et universel que "De toutes les nuits...". On vous conseille donc vivement ce récit des souffrances à l'école, qui attise la réflexion.

R.P.



26/03/2017
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