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"La Méprise" de V. Nabokov

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"La Méprise" de Vladimir Nabokov.

 

"Face à face, tous deux assis de la même façon ; coudes sur la table et poings aux joues. Ainsi étions-nous reflétés par le miroir brumeux et, selon toute apparence, morbide, qui avait une inclinaison bizarre, une strie de folie, un miroir qui , sûrement, aurait éclaté aussitôt qu'il lui serait advenu de refléter un seul visage authentiquement humain."

Dernier roman écrit en russe par Vladimir Nabokov, "La Méprise" est un roman jouissif et entrainant qui frôle le récit criminel. Il nous dévoile l'histoire d'Hermann Carlovitch, écrite par lui-même, un berlinois qui, en voyage à Prague, rencontre Félix, un indigent qui s'apparente à son double. Dès lors la vie d'Hermann va, lentement et subtilement, prendre un nouveau virage. Car, partagé entre sa femme Lydia, le cousin Ardalion et Orlovius, Hermann entame néanmoins un long processus de manipulation afin de revoir Félix et de lui faire une étrange proposition.

Le style Nabokov est ici on ne peut plus flamboyant. On se régale de la tournure de ses phrases, de la façon alambiquée dont le narrateur nous conte son histoire, et des adresses intempestives et frondeuses au lecteur. On comprendra d'ailleurs dans le dernier chapitre que le récit que nous lisons est l'histoire même du roman, l'histoire de ladite Méprise, d'où les récurantes adresses au lecteur.

"Parfois, je me suis demandé pourquoi diable je l'aimais. Peut-être pour le chaud iris brun de ses yeux brillants, ou pour l'ondulation naturelle de ses cheveux châtains, coiffés n'importe comment, ou encore pour ce mouvement de ses épaules potelées. Mais la vérité, c'est probablement que je l'aimais parce qu'elle m'aimait."

Les rapports entre les personnages sont excellents et drolatiques. On se régale du cynisme dont fait preuve Hermann à l'égard de ceux qui l'entourent. Sa femme Lydia, par exemple, son insouciance, sa naïveté et surtout sa façon d'oublier les choses est mémorable. On retiendra notamment l'anecdote du roman qu'elle déchire et dont elle cache le dénouement afin de ne pas y jeter un œil, "puis, plus tard, elle oublia l'endroit et pendant longtemps, longtemps, elle explora la maison, cherchant le criminel qu'elle-même avait caché...". Son cousin Ardalion, pseudo peintre et alcoolique de son état, est lui aussi un personnage haut en couleur extrêmement intéressant. Le terrain, éloigné de tout, qu'il possède, et les excursions que les personnages y font sont jubilatoires. Nabokov fait preuve d'un sens aiguisé de la description et d'une faculté à faire basculer le lecteur dans un univers particulier.

"(...)dans le sable profond, le moteur hurla, les roues patinèrent ; nous parvînmes enfin à nous en arracher ; puis des branches vinrent balayer la carrosserie, égratignant la peinture. À la fin une espèce de sentier se montra, tantôt recouvert d'un pétillement sec de bruyère, tantôt émergeant de nouveau pour faire des méandres entre les troncs rapprochés."

Nous sommes en 1930 mais Nabokov livre un récit qui demeure résolument moderne. Son originalité lui évite toute comparaison vieillotte et lui permet d'émerveiller le lecteur d'aujourd'hui.

Bien que l'on sache qu'il y est question de double, Nabokov ménage son suspense et ne nous révèle le plan machiavélique d'Hermann qu'après 150 pages. Pendant ce temps on passe de l'exercice de style au récit burlesque, avant de plonger dans l'ambiance des romans noirs.

"La Méprise" possède des ressemblances avec le chef-d'œuvre "Lolita". D'abord les deux héros nous narrent leur mésaventure tout en se révélant être des manipulateurs aguerris, ensuite leur épopée finira mal et baignée dans le crime. Autre ressemblance, le protagoniste principal, marié, n'est jamais vraiment amoureux de son épouse, même si, contrairement à "Lolita" ou "Chambre Obscure", Hermann n'essaiera à aucun moment de tromper sa femme avec une jeune fille.

"Mais j'ai déjà tenté d'expliquer que, pour sagaces et circonspects que pussent sembler les approches, ce n'est pas mon âtre raisonnable qui écrit, mais seulement ma mémoire, cette mémoire erratique qui est la mienne. Car, voyez-vous, alors, c'est-à-dire à l'instant précis où les aiguilles de mon récit se sont arrêtées, je m'étais arrêté, moi aussi..."

Beaucoup de moments sont splendides et le chapitre IX se révèle éblouissant. La manière dont Nabokov rythme le récit s'avère époustouflant (ne pas lire la suite de cette phrase pour ne pas être spoiler !) la manière qu'il a d'étirer l'habillement de Félix, son rasage, etc, pour brutalement livrer son exécution ; c'est aujourd'hui encore un exemple de savoir-faire. Autre exemple, lorsque Hermann se saisit de son arme à feu, à aucun moment l'objet n'est nommé. Là où bon nombre d'auteur aurait écrit "il saisit l'arme", Nabokov se contente d'un : "IL était admirablement graissé. IL était bourré de bonnes choses..." faisant ainsi preuve d'une admirable finesse alliée à un humour dévastateur.

Bien que "La Méprise" puisse passer pour un texte prétentieux car Hermann est incontestablement infatué de sa personne, on découvrira que cette caractéristique est aussi cause de faiblesse, et c'est sans doute cela qui aveugle et cause la perte du personnage. Pourtant, et bien que la toute fin puisse laisser sur sa faim (car moins tortueux que "Le Guetteur"), le roman est brillant, d'une qualité inconstestable et qui nous rappelle pourquoi on aime la littérature. L'apothéose étant le conseil que fait Hermann au maître Conan Doyle, ce qui peut offusquer, mais Nabokov en a les moyens.

Une œuvre particulièrement réussie, gorgée de passages cultes, qu'il faut lire absolument !

R.P.



04/08/2015
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