Contre-critique

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"Les Fruits d'Or" de N. Sarraute

 

"Les Fruits d'Or" de Nathalie Sarraute.

 

"Images familières de la patrie retrouvée... D'elles la tendresse irradie, d'elles coule la sécurité... Vers elles le voyageur revenu de contrées barbares, le prisonnier rentré de captivité se penche... les voilà, toujours à leur place, épinglées au mur au-dessus du bureau..."

Figure emblématique du Nouveau Roman, Sarraute livre avec "Les Fruits d'Or" une narration originale. Comme nous l'explique J-P Goldenstein, Sarraute choisit un groupe de vocable (appelés générateurs) qu'elle va développer par un travail sur le matériau langagier lui-même. Son texte s'inscrit dans le cadre de la littérature de production (à l'inverse de la plus courante littérature de reproduction), dans laquelle, en partant d'une base minime - la réaction d'un public face à la publication d'un roman -, Sarraute engendre une prolifération de directions et étoffe sa base, jusqu'à ce qu'elle finisse par générer le récit.

De plus, elle pousse la mise en abyme à son paroxysme, en mettant au centre de son œuvre, une œuvre du même nom, Les Fruits d'Or - du mystérieux Bréhier (peut-être une référence au philosophe et écrivain Émile)- roman transposé à l'échelle des personnages, mais qui devient le sujet même du roman homonyme de Sarraute.

"Maintenant on apprendra à tous les paresseux, les ignorants, les enfants de la nature, les forts tempéraments, à marcher droit. À respecter les règles du savoir-vivre, de la bienséance. On leur apprendra - ah c'est dur, n'est-ce pas? - que la littérature est un lieu sacré, fermé, où seul un humble apprentissage, l'étude patiente des maîtres peut donner le droit à quelques rares élus de pénétrer."

Le livre commence presque in medias res. Au départ, on ne sait pas de quoi il s'agit. On ne sait ni qui parle ni quelle est la situation. Puis, dans le fourmillement du détail surgit le contexte, l'ambiance générale. On saisit alors le thème principal. Mais le cheminement est ténu et la lecture nous confond. Parfois on perd pied, car on entre tellement dans la tête des personnages qu'on ne sait plus si c'est l'auteur qui nous parle, qui nous livre sa pensée, ou si ce sont ses personnages qui pensent, et à l'égard de qui. La frontière n'est pas délimitée. De plus, "Les Fruits d'Or" parle du livre Les Fruits d'Or qui existe aussi dans le roman, et on finit par confondre les deux. Tel l'ouroboros, on ne distingue plus la mise en abyme du livre qui parle du livre du même nom, et on se demande si "Les Fruits d'Or" n'est pas la polémique anticipée de la parution d'un tel livre. Le roman de Sarraute prend alors une dimension phénoménale, une profondeur quasi abyssale.

"Ce livre, je crois, installe dans la littérature un langage privilégié qui parvient à cerner une correspondance qui est sa structure même. C'est une très neuve et parfaite appropriation de signes rythmiques qui transcendent par leur tension ce qu'il y a dans toute sémantique d'inessentiel."

Sarraute envisage tous les possibles. Grâce à ses personnages, elle critique les chefs-d'œuvre tout en analysant les règles qui permettent de les édifier et de les imposer aux autres, elle dénonce l'autorité des intellectuels qui se targuent du savoir littéraire absolu tout en revendiquant que leur appréciation n'est que subjective et que c'est à chacun de l'interpréter. Et elle nous montre que les mêmes individus qui ont encensé une œuvre peuvent être les premiers à la dévaluer. Tout au long du livre, la romancière assène autant qu'elle auto-critique, et c'est bluffant. Son Les Fruits d'Or serait-il une métaphore des œuvres d'art, aussi bien reconnues, adulées et inattaquables, que vouées aux gémonies et à l'oubli ?

"Non, c'est impossible, il faut retenir à tout prix les mots qui se bousculent, qui veulent s'échapper, mais elle ne pourra pas les contenir... elle les tire, elle les retient... pas comme ça... doucement... elle va rogner leurs angles, moucheter leurs pointes, bien les emmailloter"

L'écriture est à la fois fluide, variée et complexe. Elle fascine autant qu'elle désarçonne. Sarraute fait preuve d'une remarquable maîtrise du langage, mettant en exergue ses fameux "tropismes" (les mouvements infimes de notre conscience et antérieurs à l'expression), et nous fait vivre une véritable expérience de lecture, tout comme son stupéfiant roman "Le Planétarium".

Mais il faut prévenir les inérudits, le roman de Sarraute n'est pas du tout conventionnel. Vous croiserez des personnages, que ce soit Mazille, Jarry, Orthil ou Mettetal, mais ce sera tellement bref, tellement esquissé, que vous ne pourrez ni vous accrocher à eux ni les suivre, et vous risquez, face à l'étrangeté, d'être décontenancé. Mais d'une manière si originale et si intelligente que vous en serez enchanté.

Incontestablement, un grand texte dans l'histoire de la littérature française.

R.P.



09/05/2013
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