Contre-critique

Contre-critique

"Les Furtifs" de A. Damasio

CVT_Les-Furtifs_7149.jpg
 

"Les Furtifs" de Alain Damasio.

 

"... sinon qu'il s'agit d'une forme de testament éclair, dessiné quelques centièmes de seconde avant le suicide consenti du furtif, et qui doit signifier quelque chose de vital pour l'espèce - un message, une alarme, un cri peint à corps levé, avec du sang. Certains glyphiers pensent que ça s'adressent à nous."  

Dans un futur proche (année 2040), au sein duquel les marques commerciales ont racheté les villes devenues privées, (telle Orange où l'action se situe) et où la communication et l'internet se sont développés à outrance, des créatures invisibles ont fait leur apparition : les furtifs. En contrepartie, un groupe d'individu, dont Lorca, un quadragénaire qui vient tout juste d'obtenir son diplôme de chasseur, tente de les traquer. Pourtant Lorca a une autre idée en tête, il veut prouver à sa femme Sahar que les furtifs existent, car le couple est en désaccord depuis que leur fille Tishka a disparu, deux ans plus tôt.

"... et elle ne voit que moi, elle court comme si elle pouvait me traverser de part en part ou comme si j'étais un doudou immense de peluche qui l'amortira toujours, qui toujours la soulèvera d'un geste rieur vers le ciel du plafond et les larmes sortent de mes yeux toutes seules"

On retrouve dans ce roman une narration partagée entre plusieurs protagonistes, tout comme dans le phénoménal "La Horde du contrevent", et ce procédé semble désormais une marque de fabrique de l'auteur. Psychologiquement, chaque personnage se tient. On retrouve, Lorca, le père qui s'obstine à rechercher sa fille disparue ; Saskia, la fille athlétique spécialisée dans l'approche sonore des furtifs ; Nèr, le fana d'optique et de la traque acharnée des furtifs ; et Hernán Agüero, leur chef de meute qui a pris Lorca sous son aile. Chacun possède un phrasé qui lui est propre, cependant l'auteur n'hésite pas à truffer son texte de néologismes ou de mots-valises, du style "célibattante" ou "proferrant", ce qui confère au récit un aspect science-fiction façon K. Dick, sans oublier la technologie à base de drones, d'insectes mécaniques, et les bagues qui ont supplanté les téléphones portables.

"On aurait pu croire que je les snipais parce que j'avais aussi calé mon arme sur l'épaule et que je balayais l'espace droite-gauche, aux aguets du moindre déplacement de poussière, l'index crispé sur la gâchette. Dans mon bonnet d'écoute me parvenait encore et encore le frisson rythmique..."

L'action sera au rendez-vous, mais aussi l'émotion, avec un engagement prononcé et viscéral des personnages. Combiné à la force des mots de Damasio, leur destin nous touche, comme lors de ce passage : "C'est fou la force de ce mot. C'est un coup de feu à bout portant avec une balle d'amour dans la bouche. Ça te dit que tu existes comme tu n'as jamais existé pour personne."

L'émotion semble plus présente que l'action mais les deux se contrebalancent bien. Les rapports humains sont forts et représentatifs d'une sensibilité d'écorché-vif. Sans compter que Damasio tire chaque fil qu'il déploie. C'est-à-dire qu'il va au bout de chaque idée qu'il développe et la décline à foison, comme le démontre le premier chapitre, intitulé Le blanc, dans lequel décrire un homme dans un cube blanc peut durer 25 pages sans nous ennuyer un seul instant.

"Sans être mytho, c'te caverne, c'est un truc de malade ! Déjà le site, dans la falaise, sur une vire, avec les escaliers crantés dans le roc et le portail forgé, ça fait squat de fée. Quand t'entres, tu fais de la brume avec ta bouche, tu vois tchi, la machine à café fuit du plafond, ça fait plic-ploc à tes pieds..."

Après 300 pages, on est toujours scotché par le récit et par son rythme. Le nouveau personnages nommé Toni apporte un peu de fraicheur avec son langage très argotique et jeune. Ensuite, à la découverte de la "littérature" furtive, la graphie nommée swykemg, on est comblé. Comme avec "La Horde...", l'auteur triture la langue et s'en amuse pour la réinventer. Et c'est aussi original que brillant.

On déplore seulement le positivisme final de l'auteur, qui se prête à rêver qu'une poignée d'humains puisse renverser un système et changer le monde (l'incursion dans la politique et le deuxième tour aux élections manquent de crédibilité) ; mais bon, c'est le propre de l'écrivain que de rêver à une prise de conscience générale, et l'on ne va pas lui reprocher de vouloir réveiller les esprits.

"Les Furtifs" est donc une quête de liberté, une approche du vivant opposée à l'anthropocentrisme, et un hymne à la vie dans l'acceptation de la différence et le refus du contrôle sociétal. À bon entendeur, bonne lecture !

R.P.



01/03/2021
0 Poster un commentaire
Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 3 autres membres