Contre-critique

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"Sin Semillas" de K. Abe

"Sin Semillas" de Kazushige Abe.

 

"Il était difficile de savoir au juste si le pli qui se creusait entre les sourcils étaient l'expression de l'affliction ou celle du désagrément causé par la canicule. Une pénible journée pour chacun, quoiqu'elle le fût davantage pour les uns que pour les autres."

C'est au cours de l'été 2000, dans la petite ville de Jinmachi, que se déroule l'essentiel de cet imposant roman de 820 pages. Après un préambule sur l'influence des E.U. sur l'achat du blé par les japonais durant les années 50, puis avec l'histoire de Tamiya Jin, fondateur de l'unique boulangerie de la ville, qu'on arrive au temps présent du récit. Ce dernier débute avec la première quinzaine du mois de juillet et notamment un meurtre - pour le moment obscur au lecteur, et dont on n'apprendra les motivations qu'à la fin -. S'ensuivront trois évènements étranges que les agents de police ou certains citoyens tenteront d'élucider. Ces évènements impliqueront entre autres les familles Tamiya, Asô Matsuo, ainsi que l'association de la jeunesse, le commissariat, et des collégiens. Finalement, autant dire toute la ville.

"Immédiatement, le silence s'installa autour de Hironori comme s'il venait d'être jeté dans une pièce close. Alors qu'il se trouvait sans l'ombre d'un doute en plein air, le gagnait la sensation d'avoir été mis à l'écart du monde extérieur."

La galerie de personnages qui peuple le roman est tout simplement ahurissante. Entre le père Akira, sa fille Sayaka, son autre fils Hironori ainsi que son épouse Wakako, pour ne parler que des principaux membres de la famille Tamiya, et si on ajoute les autres familles, les policiers, le groupe de surveillance et les jeunes, on compte facilement une trentaine de personnages qui reviennent au fil des pages. Il est donc ardu de suivre les différentes intrigues de chacun dès le départ. Mais une fois familiarisé avec les divers protagonistes, c'est avec un réel plaisir qu'on suit leurs pérégrinations au sein de Jinmachi.

Entre boulanger, policier, voyeur, comportement déviant, chantage et addiction aux stupéfiants, c'est tout un pan de population que l'auteur décortique ; le microcosme d'une ville où tout est lié, et qui reflète à merveille l'activité humaine. En fin de compte Abe relate la saga d'une ville, car c'est bien Jinmachi le véritable sujet du roman.

"Au bout de son extase et tout de suite après avoir éjaculé dans la bouche de son amie, il sentit une légère douleur à son pénis. L'hôtel tanguait : Rika qui avait pris peur en s'en apercevant l'avait mordu."

L'écriture de Kazushige Abe (qui prend plusieurs formes au fil de ses romans non encore publiés en français - comme nous l'apprend le traducteur Jacques Lévy dans sa postface) revêt ici plusieurs facettes. Au départ sérieuse et resituée politiquement, elle va se dégrader à certains moments et devenir scabreuse afin de coller davantage aux situations, en abordant des histoires de fist-fucking, de voyeurisme, de rapport sexuel sur mineur ou encore de cocaïnomanie. Mais cette succession de faits marquants n'est pas la marque d'une gratuité vicieuse, mais celle d'une volonté de réalisme. La nature profonde des individus, dans leur bonté jusque dans leurs vices cachés sera révélée par le menu sous la plume de l'auteur.

Abe explore une réalité fictionnelle où les intrigues sont enchevêtrées. Et chacune sera dévoilée au lecteur, avec subtilité, et la face cachée des protagonistes d'apparaître avec elle. Les surprises iront crescendo, avec des rebondissements en pagaille et des tournures de situations inattendues, qui rendront "Sin Semillas" plus que divertissant.

Le point marquant du style de l'écriture est de mélanger le documentaire, avec insertion géo-politique,  le fait de retracer un parcours de vie, d'alterner temps présent, pensée du personnage et narration  survolée des évènements (ce que Lévy nomme focalisation externe et interne, avec énonciation directe et indirecte), et même lors de brefs passages, adopter le point de vue du journal intime, avec le blog de Sayaka.

À ce sujet, le positionnement d'Abe dans son texte est très complexe. Le narrateur semble se fondre à l'auteur mais rien n'est sûr. Car le narrateur n'est pas omniscient, néanmoins il entre souvent dans la tête de ses personnages. Abe connaît à l'avance les évènements qu'il va relater, mais il ne s'adresse pas au lecteur comme lors d'une métalepse de régie. De plus, lorsque Abe s'insère dans l'univers diégétique, ce n'est que pour mieux s'en faire éjecter et déposséder par ses personnages.

Abe joue également avec la naïveté collective qui vise à donner une explication farfelue, de style surnaturel, aux mystères de la société. Et dès lors qu'un accident ou une disparition donnent aux citoyens de Jinmachi l'opportunité d'exprimer des hypothèses saugrenues, tels fantômes et extraterrestres, lui engendre une connivence avec le lecteur qui connaîtra les ficelles des grotesques spéculations.

"En remplissant ses poumons d'air frais, il voulut se convaincre de se débarrasser au plus vite de cette chose. La poisse ne le lâchera pas aussi longtemps qu'il ne s'en sera pas séparé. Dût-il tôt ou tard tomber en enfer, il ne voulait pas que ce fût en cette compagnie."

Le fourmillement des détails, la complexité de l'intrigue et la richesse des procédés de la narration auctoriale, (sans compter la reconnaissance des critiques) ne peuvent qu'aboutir à une œuvre précieuse de la part de Abe qui signe un pavé, à la fois savant et divertissant, qui subjugue et surprend.

R.P.



11/07/2013
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