Contre-critique

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"Station Eleven" de E. St. John Mandel

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"Station Eleven" de Emily St. John Mandel.

 

"Au centre de l'île, il y a un petit lac, presque parfaitement rond et très profond, dont Arthur a toujours imaginé qu'il avait été formé par un astéroïde. Un été, une jeune femme venue d'ailleurs s'y suicida, laissant sa voiture garée sur la route avec un message d'adieu avant d'entrer dans l'eau, et quand les plongeurs partirent à sa recherche, ils ne purent trouver le fond du lac."

Tout commence avec la mort d'un acteur, Arthur Leander, sur scène et en pleine représentation, alors que Jeevan Chaudhary qui assistait à la pièce tente de le sauver en quittant son fauteuil de spectateur. Cette première scène s'avère aussi belle que sinistre, car la mort sous les flocons de neige artificiels se révèle d'une grande beauté. Jeevan nous apparaît avec beaucoup d'humanité, puisqu'il opère sans hésiter un massage cardiaque sur l'acteur agonisant, s'occupe ensuite de Kirsten Raymonde, la petite fille éplorée faisant partie du spectacle, avant d'aller voir son frère handicapé. Pourtant le récit de Jeevan cède brutalement la place à celui de Kirsten, qu'on retrouve vingt ans après la catastrophe.

Vous l'aurez compris, l'auteur va faire des bonds dans le temps et exploser la chronologie en fonction des différentes parties, nous coupant un peu l'herbe sous le pied, mais en développant toujours ses protagonistes en profondeur. Aussi l'ambiance se révèle instantanément prégnante et le lecteur se voit embarqué dans un univers déroutant, surtout lorsqu'il apprend, dès le deuxième chapitre, que beaucoup des personnages mourront trois semaines après le début du récit. D'un côté, c'est le départ d'une belle odyssée, vingt ans après l'épidémie de grippe qui foudroya le pays, alors que la troupe de théâtre ambulante nommée La Symphonie Itinérante dont Kirsten fait partie sillonne le pays. De l'autre, c'est l'occasion de revenir sur ce qui est arrivé avant l'épidémie, durant la vie d'Arthur.

"Le problème, c'est qu'elle en a colossalement marre de cette conversation, marre aussi de Pablo, et de la cuisine de Jarvis Street d'où elle sait qu'il téléphone, parce qu'il ne donne ses coups de fil rageurs que de l'appartement - ils ont une commune aversion pour ces gens qui sanglotent sur le trottoir et qui hurlent dans leur portable, ces gens qui lavent leur linge sale en public..."

On ne l'apprend pas tout de suite mais, Station Eleven, c'est le titre du premier tome d'une bande dessinée créée par Miranda, la première femme de l'acteur Arthur, que ce dernier a donné vingt ans plus tôt à Kirsten. À ce moment-là du récit, on a l'impression qu'Emily St. John Mandel nous orchestre patiemment mais sûrement une œuvre dense et enchevêtrée qui va peu à peu révéler tous ses mystères et former un tout, aussi vaste que sublime.

Alors que La Symphonie Itinérante parcourt les villes, l'auteur nous fait passer par plusieurs phases, dont l'inévitable secte d'illuminés qui pense que la pandémie est une punition divine. Là, les ennuis commencent, avec de mystérieuses disparitions. Mais nous ne sommes évidemment pas dans un roman de SF basique, focalisant sur le monde apocalyptique. Au contraire, les personnages avant le cataclysme sont largement développés et l'auteur s'intéresse davantage à leur vie privée, à leur relation de couple, et à leur travail respectif. Ainsi la vie des ex-épouses d'Arthur est étayée, tout comme celle de Clark, le meilleur ami d'Arthur coincé à l'aéroport.

"Elle avait rencontré un jour un vieil homme, près de Kincardine, qui jurait ses grands dieux que les victimes de meurtres suivaient leurs assassins jusque dans la tombe, et elle repensait à cela en marchant, à cette idée de traîner des âmes à ses basques comme des boîtes de conserve au bout d'une ficelle."

La canadienne Emily St John Mandel écrit un puzzle narratif qui parvient, si vous êtes patient car l'œuvre est dense, à former un bel ensemble, où tous les personnages apportent leur pierre à l'édifice, et où les recoupements sont fréquents. On salue le projet plutôt pharaonique, qui se développe sur près de vingt ans et distille un suspense calme et sous-jacent, ainsi que son écriture envoûtante et fluide qui semble habilement traduite.

Une auteur à suivre !

R.P.



15/12/2016
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