"La carte et le territoire" de M. Houellebecq
"La carte et le territoire" de Michel Houellebecq.
"C'est curieux, on pourrait croire que le besoin de s'exprimer, de laisser une trace dans le monde, est une force puissante ; et pourtant en général ça ne suffit pas. Ce qui marche le mieux, ce qui pousse avec la plus grande violence les gens à se dépasser, c'est encore le pur et simple besoin d'argent."
Houellebecq revient avec un roman auréolé du prix Goncourt et d'une bonne réception critique, et son succès n'est pas démérité. "La carte et le territoire" relate le parcours artistique de Jed Martin, en développant à la fois son métier et sa vie privée, tout en s'éloignant des frasques sexuelles sujettes à la polémique. Avec ce roman, classique dans sa construction, Houellebecq ménage sa force provocatrice - c'est moins déluré que "Plateforme" - mais ne se départ pas de sa verve dénonciatrice acérée.
"...depuis longtemps d'ailleurs les photographes exaspéraient Jed, en particulier les grands photographes, avec leur prétention de révéler dans leur cliché la vérité de leurs modèles ; ils ne révélaient rien du tout, ils se contentaient de se placer devant vous et de déclencher le moteur de leur appareil pour prendre des centaines de clichés au petit bonheur en poussant des gloussements, et plus tard ils choisissaient les moins mauvais de la série..."
Houellebecq conserve son ton audacieux et ne trahit pas son lecteur avec ce personnage central d'artiste solitaire, Jed Martin, qui vit dans un atelier en compagnie d'un singulier chauffe-eau. Houellebecq se sert de ce dernier pour y transposer ses propres pensées et angoisses. Jed est issu d'une mère suicidée alors qu'il n'avait que 7 ans et d'un père à la communication délicate. Il mène une carrière artistique en marge de la société, et y découvre malgré lui la notoriété. Rien d'exceptionnel dans cette histoire me direz-vous, mais c'est sans compter la malice de cet auteur surprenant, qui se met en scène lors d'une mise en abyme téméraire. En effet, son protagoniste Jed va rencontrer Houellebecq himself et converser avec lui. C'est alors que l'auteur, se dédoublant totalement, se détache de sa personne et s'aborde comme un personnage de fiction, en se nommant l'auteur des particules élémentaires et en parlant de lui à la troisième personne.
"Ce que je préfère, maintenant, c'est la fin du mois de décembre ; la nuit tombe à quatre heures. Alors je peux me mettre en pyjama, prendre mes somnifères et aller au lit avec une bouteille de vin et un livre. C'est comme ça que je vis, depuis des années."
La tristesse, la solitude et la dépression sont donc des thèmes toujours présents dans "La carte et le territoire", mais il y a aussi la lucidité, la tranquillité, les arts plastiques et la pensée effervescente. Sans oublier, par moments fugaces et d'autant plus percutants, le bien-être. L'ouverture du roman demeure d'ailleurs un moment mémorable, dont le lecteur se souviendra des années plus tard.
"...puis elle s'avança dans la pièce et s'accroupit pour examiner un tirage, sa minijupe remonta largement sur ses cuisses, ses jambes étaient incroyablement longues et fines, comment pouvait-on avoir des jambes aussi longues et fines ? Jed n'avait jamais eu une érection pareille..."
Jed nouera une relation avec Olga, une charmante beauté russe, qui égaiera le début de sa carrière. Il rencontrera également beaucoup de personnalités, telles F. Beigbeder M. Prigent ou J-P. Pernaut, et chaque personnage est tellement développé, dans le but de paraître crédible, que le lecteur ne finit par plus savoir lequel existe vraiment et lequel est purement fictif. Houellebecq s'amuse à mêlé le vrai au faux et nous amuse de par l'humour avec lequel il le fait.
"...la vie vous offre une chance parfois se dit-il mais lorsqu'on est trop lâche ou trop indécis pour la saisir la vie reprend ses cartes, il y a un moment pour faire les choses et pour entrer dans un bonheur possible, ce moment dure quelques jours (...) et si l'on veut y revenir plus tard c'est tout simplement impossible..."
La société est toujours malfaisante et dépréciée par l'auteur, mais son analyse accrue nous réjouit. Sa vision pessimiste de la vie nous est régulièrement exposée au fil des pages. Mais le sujet principal du roman est l'art. Et bien que la troisième partie s'oriente vers le polar noir, avec un meurtre et l'intervention du commissaire Jasselin, tandis que le récit se projette dans l'avenir en naviguant dans l'anticipation, la réflexion sur le monde de l'art est largement développée dans "La carte et le territoire" dont le titre est empreinté aux travaux de Jed. Houellebecq fait intervenir les commentaires de Wong Fu Xin qui apportent une véracité aux œuvres de Jed. Et l'aspect fictif des œuvres d'art que l'auteur invente est assortie d'une argumentation solide et digne de la pensée d'un artiste réel. Et c'est là que Houellebecq se surpasse, en rendant cohérant et crédible, le travail artistique d'un personnage de fiction. On finit par se dire que le travail de Jed pourrait réellement exister dans l'art contemporain et pourrait certainement y trouver sa place.
"La valeur marchande de la souffrance et de la mort était devenue supérieure à celle du plaisir et du sexe, se dit Jed, et c'est probablement pour cette même raison que Damien Hirst avait, quelques années plus tôt, ravi à Jeff Koons sa place de numéro 1 mondial sur le marché de l'art."
Difficile de ne pas reconnaître le travail fourni par Houellebecq, de ne pas saluer son audace, et de ne pas identifier les qualités indéniables de "La carte et le territoire".
Véritable déclaration d'amour à l'art, œuvre presque visionnaire, cet intriguant roman saura en captiver plus d'un !
R.P.
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