Contre-critique

Contre-critique

"Ritournelle de la faim" de J.M.G. Le Clézio

ritournelle-de-la-faim-cover.jpg

 

"Ritournelle de la faim" de Jean-Marie Gustave Le Clézio.

 

"Elle revoit la rue très grise, du gris de Paris quand il pleut, un gris qui envahit tout et entre au fond de vous jusqu'à en pleurer. Son père a coutume de se moquer du ciel de Paris, de son soleil pâle."

C'est en 2008 que Le Clézio reçoit le prix Nobel de littérature, la même année que la parution de ce roman : "Ritournelle de la faim". Un roman qui invite au voyage du temps passé - la France d'avant la seconde guerre - et qui nous berce de la nostalgie d'une enfance qui s'achève - car tel sera le destin de notre héroïne. En effet Ethel devra rapidement quitter l'enfance pour accéder, au vu des conjonctures, à une vie de responsabilités et de décisions.

Au départ Ethel n'est âgée que de dix ans lorsqu'elle fait d'innocentes balades avec son grand-oncle Soliman. Ce dernier rêve de construire la maison mauve, demeure de ses rêves qui lui rappelle l'île Maurice, et qu'il souhaite léguer à Ethel. Mais cette dernière va devoir ouvrir les yeux plus rapidement que prévu car, la santé déclinante de Soliman, l'attitude irresponsable de son père Alexandre quant aux finances, et la mésentente entre Alexandre et Justine, sa mère, sans oublier son amitié avec Xénia, enfant immigrée russe beaucoup plus mature qu'elle, vont faire basculer Ethel dans le monde des adultes.

"Ethel a senti son visage devenir très rouge, elle n'était pas sûre d'éprouver de la colère ou de la honte. Xénia maniait très bien l'offense et la caresse, elle avait appris cela depuis son enfance, pour survivre."

Au fil des rencontres et des évènements, Ethel va devoir s'affranchir des autres et apprendre à compter uniquement sur sa volonté pour s'en sortir. Car Ethel est une fillette intelligente, qui ne se plaint pas, qui écoute énormément et qui note par écrit les bribes de conversations qui l'interpellent. Elle va ainsi gagner en lucidité sur le monde et les gens qui l'entourent.

Le Clézio nous parle de choses simples mais tellement universelles et prédominantes dans la vie de l'homme - telle la perte d'un être cher, l'amour naissant, l'illusion perdue, l'amitié qui se développe puis s'estompe, ou encore la nécessité - que le lecteur ne peut que s'identifier aux protagonistes.

Le passage d'Ethel de l'enfance à l'âge adulte est d'autant plus vraisemblable qu'en toile de fond, les idées de l'époque concernant les responsables au pouvoir et les évènements à venir. Car la guerre se profile au fur et à mesure que l'on avance dans le texte, alors que personne ne le prévoit, et bientôt l'armée allemande sera sur la capitale, obligeant les habitants à un exode vers le sud du pays. Tout comme celui d'Ethel et de sa famille qui se rendra à Nice où ils connaîtront la faim et la misère.

"La pluie avait rempli le trou d'une eau sale, et par endroits affleurait une roche blanche, poreuse, semblable à un os. Elle est restée là un bon moment, le front appuyé contre la balustrade. Le grand trou noir entrait en elle, creusait un vide à l'intérieur de son corps."

L'écriture de Le Clézio n'a rien perdu de sa superbe, et l'émotion vibre derrière nombre de lignes, avec des tournures de phrases modestes et une utilisation aiguisée du vocabulaire. De plus, malgré le thème plutôt triste, Le Clézio ne s'adonne jamais à un style larmoyant. Au contraire, il raconte la guerre par le biais de son personnage, sans entrer dans les détails sinistres et racoleurs. Il suggère et nous conte davantage les conséquences de la guerre, tout en s'appuyant également sur des faits précis exhumés de l'époque, tels les décrets publiés dans le journal officiel, signés par la main de Pétain et des autres et affichés aux murs des mairies d'arrondissement. Des décrets qui font froid dans le dos et qui, par exemple, interdisaient aux juifs d'exercer certaines professions, ou encore qui les obligeaient à s'identifier et à dresser la liste de tous leurs biens. Hautement instructifs pour les nouvelles générations, ces faits historiques, ancrés dans le romanesque du récit, nous rappelle que plus d'un ont acclamé Hitler et Pie XI lorsqu'ils ont appelé à l'extermination des communistes.

"Au milieu des décombres, les valises déjà bouclées, les cartons ficelés, une débâcle d'objets flottants au courant incohérent des évènements, dans le chaos des fausses nouvelles, des communiqués mensongers, des articles de propagande, de la haine des étrangers, de la méfiance des espions, des ragots d'épicier, de la faim et du vide, du manque d'amour et d'orgueil."

"Ritournelle de la faim" se lit facilement mais ne nous mâche pas le travail ; il nous laisse notre libre arbitre et nous fait réfléchir. Il brasse également l'histoire d'une nation tout en synthétisant au seul regard d'une adolescente, et il s'enrichit de l'expérience et de l'histoire personnelle de son auteur, ce qui est incontestablement l'étoffe des grands écrivains.

R.P.



23/07/2013
0 Poster un commentaire
Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 3 autres membres