"Soumission" de M. Houellebecq
"Soumission" de Michel Houellebecq.
"Mais seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit humain, avec l'intégralité de cet esprit, ses faiblesses et ses grandeurs, ses limitations, ses petitesses, ses idées fixes, ses croyances ; avec tout ce qui l'émeut, l'intéresse, l'excite ou lui répugne. Seule la littérature peut vous permettre d'entrer en contact avec l'esprit d'un mort, de manière plus directe, plus complète et plus profonde que ne le ferait même la conversation avec un ami..."
Eh oui, c'est bien du Houellebecq que vous venez de lire (pour ceux qui ne connaissent pas, les autres ne seront pas surpris), et le paragraphe ci-dessus pourra sans doute résonner en vous avec une telle véracité qu'il vous intimera l'ordre de lire "Soumission", une œuvre incontournable de 2015.
On découvre pour narrateur la quadragénaire François, fan de Joris-Karl Huysmans dont il consacra en 2007 une thèse devant le jury de l'université de Paris IV - Sorbonne. Aujourd'hui nous sommes en 2022 et François est devenu enseignant malgré son absence de vocation. Les élections présidentielles s'organisent alors que le parti du Front National est en tête et que la Fédération musulmane prend autant d'ampleur que les partis du centre-droit et du centre-gauche. En parallèle du contexte politique, François nous raconte son quotidien ponctué de brèves rencontres : sa collègue de travail Alice, le nouvel enseignant Lempereur, un ancien partisan du mouvement identitaire catholique, son ex-copine Myriam ou encore Alain Tanneur qui travaille au départ à la DGSI, les services secrets français.
Mélangeant histoire de sexe, analyse politique acérée et rapports humains désillusoires, Houellebecq exploite ses thèmes de prédilections et livre un roman d'anticipation passionnant.
"On observait un phénomène d'alternance démocratique, et les électeurs portaient au pouvoir un candidat de centre-droit, lui aussi pour un ou deux mandats, suivant sa nature propre. Curieusement, les pays occidentaux étaient extrêmement fiers de ce système électif qui n'était pourtant guère plus que le partage du pouvoir entre deux gangs rivaux..."
Dès les premières pages, on est happé par le talent de conteur de l'auteur et les thèmes qu'il y développe, sans oublier l'analyse ciselée des sentiments qu'il décrit. Bien sûr le cynisme des rapports humains et surtout du couple homme/femme est toujours aussi chahuté. Et le désenchantement est partout en ce début de roman, mais comme souvent chez Houellebecq, on peut en rire et se réjouir d'un regard si cru et désespéré sur le monde.
La force de Houellebecq est de parvenir à livrer un roman d'anticipation politique qui demeure constamment dans un cadre strictement réaliste, ce qui catapulte d'emblée l'auteur dans un rôle de prophète, et également de combiner ledit genre littéraire sans jamais se départir de ce qui caractérise le style Houellebecq, propulsant ainsi l'auteur au rang des grands romanciers contemporains.
Après l'excellent "La Carte et le territoire", récompensé par le prix Goncourt 2010, il nous prouve une nouvelle fois son talent, son regard avisé sur le monde et sa faculté de réflexion en adéquation avec le statut d'artiste qui l'honore. Car "Soumission" pose question, correspond aux interrogations de son époque.
""Ce qui est extraordinaire chez Bayrou, ce qui le rend irremplaçable", poursuit Tanneur avec enthousiasme,"c'est qu'il est parfaitement stupide, son projet politique s'est toujours limité à son propre désir d'accéder par n'importe quel moyen à la "magistrature suprême", comme on dit ; il n'a jamais eu, ni même feint d'avoir la moindre idée personnelle(...)"
Le candidat Mohammed Ben Abbes veut mettre en place le distributivisme, qui prône la suppression de la séparation entre le capital et le travail, s'opposant ainsi au capitalisme et au communisme. Il veut également faire entrer les pays du bassin méditerranéen dans l'Union européenne, à commencer par le Maroc. Mais sous son parti, la Fédération musulmane, bien que le chômage diminue, les jupes disparaissent au profit des pantalons, les femmes sont exclues de l'enseignement universitaire et les hommes sont obligés de se convertir à l'islam, car les universités laïques comme Paris - Sorbonne deviennent des universités islamiques.
L'astuce de "Soumission" réside dans le fait que Houellebecq annonce des faits, qui pourraient advenir dans le monde réel, sans que jamais son héros n'y appose un quelconque jugement de valeur. Il se contente d'énumérer des faits et demeure sans cesse comme en retrait du monde qui l'entoure et qui évolue de jours en jours.
Quant à la fin, elle est à la hauteur du titre du roman - qu'on peut retrouver page 260 : "... le sommet du bonheur humain réside dans la soumission la plus absolue" - et rendue inéluctable et bénéfique pour un personnage résigné et détaché comme François. Cela aura également la faculté de révolter le lecteur qui pensera au point de vue des femmes, totalement absent de l'ouvrage, mais un grand roman n'a-t-il pas pour vocation de provoquer les plus houleux débats ?
R.P.
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